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Quand la terre rencontre la mer à Cannes

Prix de la Mémoire

De Emmanuelle Tostivint

Là où la colline bordée d’arbousiers et de pins pignons se perd dans les cannes fières des marécages et tranche avec le bleu des flots de Méditerranée, Jules était un petit chevrier à la tignasse noire et au teint buriné. C'était l’aîné de la ferme des Ardisson à la lisière de l'épaisse forêt de la Croix des Gardes. Son père avait rejoint les armées napoléoniennes quand l'empereur était passé par Cannes. Il n'était jamais revenu d'une de ses campagnes. Et sa mère travaillait comme lingère dans une riche famille anglaise. Jules était contraint de travailler pour nourrir la famille. Il possédait une petite chèvre Blanchette qui fournissait le lait que la famille engloutirait rapidement au casse-croûte du matin ou qu’il irait vendre sur le marché de Peymeinade. 

C'est donc par une belle matinée de printemps, dès potron-minet que Jules se mit en route pour la forêt de la colline des Maures, une forêt sombre et épaisse et escarpée aux alentours de la vallée dorée. La veille, des pluies abondantes avaient noyé les prairies marécageuses du Riou et de la Frayère et il n'était pas question pour Jules d'y amener Blanchette. S'il passait par la côte, il pourrait alors rejoindre le chemin des Gabres, faire pâturer tranquillement sa chèvre dans la colline remplie de feuilles d'acanthe et de millepertuis et la faire boire dans les gourgues quand pointerait le soleil de midi.

Le jeune garçon se mit alors en route. Il aimait bien passer par là car il pourrait voir l'avancement des travaux des grands édifices en pierre de taille des carrières de Mougins et les belles demeures cossues bordées de bougainvilliers que bâtissaient de riches Anglais en mal de soleil.  Les paysans et les pêcheurs du coin les aimaient bien les nouveaux arrivants, ces “fadas” comme ils les appelaient car ces derniers s'étaient mis en tête de se baigner au milieu des hautes vagues pour soigner leurs rhumatismes et leurs poumons encrassés par les fumées des usines du nord de l'Angleterre. Mais ils inspiraient tout leur respect car beaucoup de cannois désargentés travaillaient comme domestiques ou lingères dans de très belles maisons avec tout le confort moderne.

Soutenue par l'idée d'une belle balade, la marche du jeune garçon et de sa biquette était rythmée par le claquement du bâton.

Le regard du jeune garçon se perdait alors tantôt dans le sac et le ressac des flots tantôt dans la beauté des constructions humaines que ce soit la Castre du Suquet majestueuse sur son piton rocheux, les pinasses alanguies dans le Port ou les voitures à cheval allant et venant à la demande des voyageurs d'un jour.

Au fil de la marche, son regard avait été attiré par une fille à la chevelure blonde qui avait certainement son âge sur sa chaise en bois à roulettes. Son accompagnateur avait certainement dû s'absenter et Jules trouvait qu'elle restait un peu trop près du bord de mer. 

Un fort coup de vent rafraîchit l'air subitement et une vague trop haute fit basculer la jeune fille en avant et sa bottine de cuir se coinça sur la passerelle de bois. Jules courut à sa rescousse, maintint son visage hors de l'eau tandis qu'il retirait la botte de la jeune naufragée. Après plusieurs minutes d'effort, la jeune fille retrouva ses esprits et sa chaise de bois. Jules ne voulait pas l'importuner et dans un patois qui l’éloignait encore plus de la langue américaine de la jeune fille, le seul morceau du mystère que le jeune garçon parvint à découvrir est qu'elle s'appelait Alice Blake. Lui ignorait qu'il était aussi un mystère pour elle et qu'elle connaissait désormais son nom. 

Alice remercia poliment Jules par l'entremise d’une plaque aux lettres dorées qui renfermait un délicieux chocolat qui avait été épargné par les flots.

Jules nettoya ses lourdes chausses et continua alors son chemin sur la Promenade de la Croisette aménagée pour les longues promenades des riches Anglais oisifs.  Le visage d'Alice emplissait ses yeux et le décor n'avait plus d'importance pour lui. Il marchait d’un pas guilleret et Blanchette le suivait. Les routes escarpées, les cultures en terrasse à escalader ne lui réclamaient aucun effort et le casse-croûte avec ses amis chevriers fut très gai ce jour-là. Après un rapide rafraîchissement dans les gourgues de la colline pour Jules comme pour sa chèvre, le retour fut tout aussi heureux dans l'espoir de revoir Alice. Mais la chaleur de l'après-midi avait dû avoir raison d'elle.

Jules se mit alors en tête de revenir le lendemain pour la revoir. C'était une chance car Alice tous les jours revenait à la même place sur la même passerelle de bois. Jules brûlait de la connaître plus amplement et au moyen d'un langage connu que deux eux seuls, il apprit au fil des jours qu'elle avait le même âge que lui, qu'elle venait de Boston une ville en Amérique, qu'elle résidait à l'Hôtel du Prince de Galles avec ses parents, que son père avait un ami français aux Broussailles dans les hauteurs de Cannes qui vivait dans un très beau château, lieu de ses promenade de l'après-midi. Alice en apprit autant sur Jules. La légère senteur de rose des dentelles et des rubans de soie et le lourd coton imbibé d’olive et de tomate séchée se mêlèrent. Leur amitié fut scellée 

Mais tous les jours ne se ressemblent pas et le jour vint où Jules n'aperçut plus la longue chevelure blonde d'Alice sur la passerelle. Jules était inquiet. Il n’eut plus jamais de nouvelles d'elle jusqu'au jour où il entreprit d'emmener Blanchette jusqu'aux Broussailles dans l'espoir de revoir Alice. 

Il découvrit alors une belle fontaine sur laquelle était écrit le nom d'Alice Blake et le nombre 17. Le fermier Sardou qui avait sa ferme en contrebas lui signifia que cette fontaine avait été installée là pour se rappeler d'une jeune fille qui était morte à l'âge de 17 ans d'une pneumonie à cet endroit même au cours d'une de ses balades.

Jules se précipita alors sur la petite stèle et s’aspergea encore et encore le visage des flots de la fontaine.

L’effroi et la tristesse l'envahirent. 

Jules ne se remit jamais de la terrible nouvelle et pour garder la délicate fraîcheur des dentelles d’Alice, ne se maria jamais et ne vendit jamais Blanchette qui demeurait la seule témoin de leur amour. Mais ce que Jules ignorait c’est qu’un photographe excentrique à vélocipède l’avait lui aussi immortalisé un jour sur une plaque de verre sur le chemin de la Croisette, coiffé de son béret de berger alors qu’il venait de rencontrer Alice et allait heureux avec sa Blanchette au milieu des Messieurs en hauts de forme et des élégantes.