Qui se souvient des sœurs Eissler ? L’histoire exceptionnelle de ces trois musiciennes natives de la ville de Brno en Moravie, actuelle Tchéquie, décédées à Cannes pendant la Seconde Guerre mondiale, refait aujourd’hui surface grâce aux recherches opiniâtres de Jenny Broome, harpiste anglaise, fascinée par leur exceptionnel destin, soutenue par Eliane Reig, passionnée d’histoire cannoise et membre active de l’association des Amis des Archives. Alors que le Musée des explorations du monde vient de redécouvrir dans ses réserves deux portraits de Marianne et Clara Eissler offerts à la Ville après-guerre par Clarice Rendel, légataire de Clara Eissler, ce « document du mois » tire de l’oubli ces musiciennes talentueuses et bienfaitrices de Cannes.
Clara Eissler à la harpe, huile sur toile
Coll. Musée des explorations du monde, Cannes
Les sœurs Eissler grandissent à Vienne où elles reçoivent leur formation musicale au conservatoire de la ville sous la houlette de grands maîtres : le piano pour Emmy (1855-1942) et Frida (1859-1929), le violon pour Marianne (1865-1942), la harpe pour Clara (1868-1943). Frida seconde dans la lignée, moins proche de ses sœurs, vit indépendamment du trio.
Dès leur plus jeune âge, à une époque où les femmes musiciennes sont considérées comme des artistes de seconde classe, elles brillent dans les concours, occupant très tôt des nominations officielles à la Cour du duc de Saxe-Cobourg-Gotha. Depuis leur première apparition en 1880 à Vienne, ces contemporaines de Gustav Mahler entreprennent plusieurs tournées, accompagnées des meilleurs succès artistiques en Allemagne, en France, en Angleterre, en Belgique et aux Pays-Bas. Entre 1873 et 1928, plus de sept cents concerts sont ainsi documentés : à Londres où elles se produisent presque chaque année de 1882 à 1912, à Berlin (1884-1889, 1892), Vienne (1873-1884, 1895), Paris (1882-1886), Monte-Carlo (1896), Rome (1899), et dans plusieurs villes de la Côte d'Azur (1899-1914). Elles accompagnent aussi les tournées de la cantatrice italienne Adelina Patti en 1887, 1889, 1890, 1893 et 1895.
En 1907, les sœurs Eissler reçoivent la médaille du mérite pour l'art et la science du grand-duc de Mecklembourg-Schwerin mais surtout, elles inspirent à Camille Saint-Saëns, cette même année, une pièce majeure du répertoire pour violon et harpe : la Fantaisie pour violon et harpe op.124.
Clara (à gauche) et Marianne Eissler à la villa Madrid, à Cannes, lors d’un bal costumé.
Elles portent des tenues évoquant Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe.
Collection particulière, 1905
Après deux décennies de récitals dans les villes d'Europe, les trois sœurs s’installent définitivement à Cannes où elles font l’acquisition en 1898 de la villa Costebelle, dans le quartier de la Californie, au lieu-dit La Baume ou Cros Vieil. La presse mondaine cannoise se fait l’écho des concerts de musique de chambre qu’elles donnent au Cercle Nautique, à l’Eglise Notre-Dame-de-Bon-Voyage, au Cercle de l’Union dans la villa du Grand Hôtel, ainsi qu’à leur villa Costebelle et à la villa Madrid chez le couple Capron où se rassemble l’élite de la société cannoise conquise par leur virtuosité. A côté de ces événements prestigieux, les sœurs Eissler donnent aussi des récitals au profit des églises, des hôpitaux et des œuvres de bienfaisance offrant ainsi leur musique à tous.
Après la Première Guerre mondiale, elles semblent peu à peu se mettre en retrait de la vie mondaine pour vivre paisiblement dans leur villa, rebaptisée Morava, rendant visite à des amis, enseignant peut-être et continuant à donner des concerts de charité. Elles s’éteignent l’une après l’autre, tristement, dans le dénuement, victimes semble-t-il de privations pendant la guerre : d’abord Emmy, le 23 mars 1942, puis Marianne le 2 avril 1942 et enfin Clara le 29 septembre 1943. Clara, dernière survivante, institue pour légataire universelle Clarice Rendel, fidèle amie anglaise demeurant à Brighton, à charge pour elle, après réalisation de la succession et prélèvements de tous droits et frais, de remettre la moitié du reliquat à la ville de Cannes, qui répartira cette moitié à son choix entre les œuvres de bienfaisance qu’elle patronne.
Par délibération du 16 août 1946, le conseil municipal accepte le legs à titre définitif et sans réserves. Un an plus tard, la Ville fait l’acquisition de la part léguée à Clarice Rendel pour affecter la villa Morava, principal lot de la succession, à l’installation d’une école de rééducation de l’enfance déficiente destinée à recevoir une soixantaine d’enfants, respectant ainsi les dernières volontés de Clara Eissler.
Néanmoins, pour des raisons diverses, le projet est mis à l’arrêt et la villa Morava reste inoccupée pendant de longues années avant d’être aménagée en appartements. Finalement, à partir du 1er janvier 1967, la Ville loue la villa Morava à la section cannoise de l’ADAPEI - Association départementale d’aide et de protection à l’enfance inadaptée des Alpes-Maritimes - pour y installer un groupe d’ « ateliers protégés » pour adolescents, aujourd’hui requalifié ESAT Costebelle (Etablissement et service d’aide par le travail) dans lequel 121 personnes handicapées mentales, âgées de 19 à 62 ans, exercent une activité professionnelle dans des conditions de travail aménagées, avec un soutien médico-social et psycho-éducatif.
Villa Costebelle, premier quart du XXe siècle
Archives municipales de Cannes, 10Fi577
Sources :
- Fondation Mahler
- Jenny Broome (harp), Frances Mason (violin), Hommage aux Demoiselles Eissler, chamber music for harp and violin from the repertoire of Marianne and Clara Eissler, rec. St Martin’s Church, East Woodhay, 2016. À écouter ici : https://www.youtube.com
- Eliane Reig, Les sœurs Eissler, virtuoses et bienfaitrices oubliées par Cannes, non publié, 2024.
Archives municipales de Cannes :
- Legs Eissler : 22W682, 2L60, 9M15, 1W754
- Villa Morava : 2S588